ATTRAPE-COEURS ET PEUR-DE-RIEN

 

Cette princesse habitait sur l'île Maurice, dans l'Océan Indien. Elle était belle comme un flamboyant, l'arbre aux fleurs de feu qui fleurit en décembre et embrase le ciel d'été. Elle était si belle que tous les princes et les rois qui la rencontraient en tombaient amoureux. On l'appelait Attrape-cœurs. Evidemment, ces amoureux voulaient se marier avec elle mais elle refusait toujours. Ils demandaient alors sa main au roi Gâteau, son père, mais celui-ci leur expliquait :

- Ma fille se mariera avec celui qu'elle choisira. C'est à elle de décider, pas à moi.

Un jour qu'elle se promenait en voiture dans la forêt, du côté de la terre des Sept Couleurs, près de Chamarel, son cheval s'emballa soudain. Il fonça à toute allure vers le précipice où se jette la grande cascade. Attrape-cœurs avait terriblement peur. Elle s'apprêtait à sauter de la voiture folle quand un cavalier la rejoignit. Il attrapa le cheval par les naseaux et l'arrêta au bord de la falaise. Attrape-cœurs était soulagée. Elle le remercia.

- Princesse, lui dit alors le prince, car il s'agissait d'un prince. Je vais vous raccompagner. Vous ne courrez plus de danger avec moi. On m'appelle Peur-de-rien.

Attrape-cœurs accepta, plus rouge qu'une fleur d'hibiscus épanouie. De retour chez elle, la princesse annonça à son père :

- Le prince Peur-de-rien m'a sauvée.

Et elle lui raconta avec force détails l'exploit du jeune homme. Le roi Gâteau admira la bravoure du prince et, comme il était très bon, il chercha comment le récompenser. Il remarqua alors que Peur-de-rien regardait sa fille avec des yeux doux, si doux… Ce n'était pas le premier mais il constata aussi qu'Attrape-cœurs le regardait de la même manière. Il y avait de quoi, le prince était beau comme un couché de soleil sur la plage de Cap Malheureux. Alors le roi Gâteau demanda :

- Attrape-cœurs, veux-tu épouser Peur-de-rien ?

Et la princesse répondit :

- Oui !

Il fallut un mois pour préparer le mariage. Les chasseurs chassèrent les plus beaux cerfs. Les servantes préparèrent la plus belle vaisselle. Les jardiniers cueillirent les plus beaux fruits et les brodeuses brodèrent les plus belles nappes. Jamais on avait préparé un mariage avec telle joie.

Attrape-cœurs dormit peu la nuit qui précéda le mariage. Au petit matin, elle se rendit à sa fenêtre pour admirer le ciel de ce si beau jour. Elle vit alors approcher un étrange nuage, gris sombre, bordé de noir. Elle se demandait ce que c'était quand un horrible monstre plus laid qu'un dragon sorti droit de l'enfer en jaillit. Il l'attrapa avec ses grandes pattes armées de griffes plus longues que des sabres et retourna se cacher dans le nuage.

Les jours passèrent. Le nuage restait dans le ciel. Peur-de-rien savait que sa fiancée en était prisonnière car un serviteur lui avait raconté l'enlèvement. Hélas, le nuage était trop haut et il ne pouvait rien faire. Il se désespérait et soupirait sans cesse :

- Ah ! Attrape-cœurs, comme je t'aime ! Comme je souffre de te savoir si loin de moi.

Les amoureux sont ainsi. Quand celle qu'ils aiment est loin d'eux, ils sont malheureux. Le roi Gâteau pensait aussi beaucoup à sa fille et il finit par lui conseiller :

- Va donc à la chasse !

Peur-de-rien obéit mais, vraiment, il n'en avait pas envie. Il entra dans la forêt tête basse. Son cheval avançait péniblement. Bientôt, il entendit des éclats de voix au cœur d'un fourré. Peur-de-rien s'approcha et découvrit un lion et un perroquet qui se disputaient une biche.

- Pourquoi vous disputer ainsi ? Je vais vous mettre d'accord.

Il coupa la biche en deux. Il en donna une moitié à chacun. Le lion était si content qu'il arracha un poil de sa crinière et le tendit à Peur-de-rien.

- Tiens ! lui expliqua-t-il. Si tu as besoin de te transformer en lion, serre ce poil de crinière et dit " Toi, fais ton ouvrage ! ". Tu te transformeras alors en un lion plus puissant que moi. Si tu veux redevenir comme avant, serre encore le poil mais dit " Toi, défais ton ouvrage ! "

Le perroquet le remercia aussi. Il lui donna sa plus belle plume. Elle lui permettrait de se transformer en perroquet.

Peur-de-rien monta ensuite sur le Pouce, une des montagnes de l'île Maurice. Le nuage s'approcha de lui. Il prit alors la plume et dit :

- Toi, fais ton ouvrage !

Et hop ! Le voilà devenu un beau, un superbe, un fantastique perroquet. Il vola à toute allure vers le nuage et entra dedans. Le nuage ressemblait à une immense maison faite de coton humide. Le perroquet passa le vestibule, il s'engagea dans un grand couloir puis il écouta aux portes. Il ne remarqua rien derrière les deux premières mais il entendit ronfler derrière la troisième. Le monstre plus laid qu'un dragon ramollo devait dormir là, enrhumé comme les gens de Curepipe qui vivent sans cesse dans les nuages. Peur-de-rien entendit des plaintes derrière la quatrième porte. Il l'ouvrit et découvrit Attrape-cœurs qui pleurait. Une vraie cascade ! Il voulut la prendre dans ses ailes. La princesse renifla et, d'un air dégoûté, elle gronda :

- Pars ! Tu es un cadeau du monstre et je n'en veux pas.

Peur-de-rien serra alors la plume et souffla :

- Toi, défais ton ouvrage !

Et hop ! Il redevint aussitôt prince. Attrape-cœurs était un peu surprise mais elle se jeta dans ses bras. Peur-de-rien la rassura :

- N'aie plus peur ! Je suis venu te délivrer.

- Hélas, se lamenta la princesse, pour me délivrer, il faut tuer le monstre plus laid qu'un dragon ramollo. Il s'appelle Corps-sans-âme et, pour le tuer, il faut libérer son âme qui se trouve dans un œuf caché dans un pigeon, à l'intérieur d'un tigre rouge tapis dans le ventre d'un tigre blanc.

Peur-de-rien retourna aussitôt sur l'île Maurice. Il en fit le tour dix, cent, mille fois et il finit par découvrir la caverne où dormait le tigre blanc. Là, il serra le poil de crinière, prononça les paroles magiques et hop ! Le voilà devenu un grand, un beau, un fantastique lion. Il poussa un énorme rugissement qui fit trembler la montagne et réveilla le tigre blanc. Le fauve sortit de sa caverne. Il n'aimait pas qu'on le réveille en sursaut et il était de très mauvaise humeur. Le lion l'attaqua. Ils se battirent. Qui allait gagner ? Personne ne le savait car le tigre était très, très, très fort lui aussi. Soudain, le lion le frappa d'un terrible coup de patte. Le tigre blanc tomba, assommé. Alors le tigre rouge sortit de sa gueule. Le lion était un peu flagada mais le combat fut encore plus terrible que le premier. Le tigre rouge se retrouva finalement par terre, assommé lui aussi. Le lion s'apprêtait à lui ouvrir le ventre d'un bon coup de griffe quand, soudain, le pigeon s'envola par la gueule. Il fila à toute allure vers le nuage. Alors, hop ! Le lion se transforma à nouveau perroquet et se précipita vers le nuage. Il rejoignit le pigeon dans la chambre de Corps-sans-âme. Il l'assomma d'un énorme coup d'aile. L'œuf sortit par son bec. Le perroquet le saisit. Il s'approcha du monstre plus laid qu'un dragon ramollo.

- Pitié ! supplia Corps-sans-âme.

Mais le perroquet ne se laissa pas attendrir. Il cassa l'œuf sur la tête du monstre. Un éclair aveuglant frappa Corps-sans-âme qui disparût en fumée. Le nuage se transforma aussitôt. Il devenait gouttes de pluie. Il ne pourrait bientôt plus porter Attrape-cœurs. La princesse se retint comme elle pouvait mais elle glissait de plus en plus. Elle allait tomber, c'était sûr.

- Accroche-toi ! cria le perroquet.

Et bientôt, la princesse revint sur terre, tenant le perroquet par les pattes. Le roi Gâteau était heureux malgré la pluie fine, serrée qui trempait le pays. Il accueillit les amoureux avec un grand sourire et les serra très fort dans ses bras.

Le lendemain, Attrape-cœurs et Peur-de-rien se marièrent. On organisa une fête extraordinaire. Tous les Mauriciens furent invités. Ceux de Port-Louis, ceux de Grand-Gaube, ceux de Pamplemousses, ceux de Baie-du-tombeau, ceux de Trou-d'eau-douce, etc. On dansa le séga et on fit un grand, un énorme, un phénoménal festin où on mangea des faratas, de la fricassée de lentilles noires, du curry de poulet et tous les autres bons plats de l'île Maurice.

Philippe Barbeau

© Philippe Barbeau 2009