Les enfants étaient pratiquement tous arrivés en avance à l'école. Il faut dire qu'ils avaient une très bonne raison : aujourd'hui, l'écrivain venait les aider à élaborer le plan de l'histoire qu'ils allaient écrire dans les semaines à venir.

La maîtresse leur avait d'abord présenté le projet de manière anodine, quelques mots lancés comme ça, sans en avoir l'air, au détour d'une conversation, en fin d'après-midi :

- Tiens ! Cette année, je nous verrais bien écrire une histoire avec l'aide d'un écrivain.

Aucun enfant n'avait relevé sur le moment mais, le lendemain, à peine entrée en classe, Fatoumata avait demandé :

- C'est quoi le truc que vous avez parlé hier, Maîtresse ?

L'institutrice ne releva pas le français acrobatique de la question, s'intéressa à son contenu sur un ton détaché et redit ses propos de la veille. Les enfants accrochèrent tout de suite.

- Tu parles ! jubila Johnny. Bosser avec un écrivain, ça se refuse pas.

Les élèves écrivirent à l'homme de l'art, un certain Bernard Lelièvre qui semblait avoir beaucoup d'humour vu ses livres, pour lui expliquer leur projet (écrire une histoire à partir d'un événement de la vie de la classe) et lui demander s'il accepterait de venir les aider. L'écrivain répondit positivement et, lorsque sa lettre arriva, les murs de l'école tremblèrent comme jamais sous le cri de joie que poussèrent les enfants. Après, il suffit de fixer les dates des interventions et la tension monta à mesure qu'approchait la première.

Et puis le grand jour arriva enfin.

Les enfants étaient agglutinés à la grille de l'école et guettaient toutes les voitures qui se garaient sur la place. Ils connaissaient la tête de l'écrivain car sa photo figurait au dos de plusieurs de ses livres, facile à repérer avec sa barbichette rigolote et ses cheveux longs. Ils étaient aussi allés se balader sur le site Internet de son éditeur où le portrait figurait également. Seulement, aujourd'hui, ils ne virent pas de cheveux longs et encore moins l'ombre d'une barbichette, même une bien triste, et ne le reconnurent pas parmi les personnes qui descendaient de leur véhicule. Ségolène, la pessimiste de la classe, n'avait pas manqué de faire remarquer, un soupçon d'humour aigre-doux dans la voix :

- Lelièvre, il va nous poser un lapin ! Avec la chance qu'on a…

Aucun n'accorda de crédit à ses propos, ses camarades avaient l'habitude de sa manière très noire de voir les choses, mais, lorsque la cloche sonna, plusieurs se demandèrent si, pour une fois, elle n'avait pas deviné juste.

- A moins qu'elle nous ait porté la poisse, ronchonna Miloud entre ses dents. A force de nous prédire tous les malheurs du monde…

Un quart d'heure plus tard, la maîtresse très gênée n'avait toujours pas réussi à tempérer la déception des enfants. Soudain, on frappa timidement à la porte. Le cœur des élèves accéléra. La maîtresse invita à entrer. Le battant pivota dans un grincement lugubre et un homme gringalet apparut.

- La classe de Madame Lombier, c'est bien ici ? demanda-t-il après avoir refermé soigneusement la porte.

- Oui, s'étonna la maîtresse. Vous désirez ?

Le bonhomme baissa le regard et souffla, confus :

- Je… je viens vous aider à écrire.

La maîtresse écarquilla les yeux et Youssef s'exclama :

- Eh ! C'est pas le type de la photo… C'est pas Bernard Lelièvre…

L'homme releva la tête et ébaucha un sourire contrit avant d'avouer :

- Je sais ! Je comprends que vous ne me reconnaissiez pas. Je me suis rasé la barbichette et coupé les cheveux.

- Enfin, là n'est pas le problème, se réjouit la maîtresse. Du moment que vous êtes arrivé. Nous allons pouvoir commencer la rencontre… Nous avons prévu quelques questions sur votre métier d'écrivain. Je vous laisse la place devant le tableau. Les enfants vont vous les poser.

Et elle se dirigea aussitôt vers le fond de la classe. Bernard Lelièvre lui jeta un regard éploré, tendit une main hésitante vers elle puis, finalement, prit sa place en laissant échapper un soupir. Les enfants, eux, levaient déjà tous la main.

Une heure plus tard, la maîtresse s'arrachait presque les cheveux et les élèves s'agitaient fort. La rencontre était une vraie catastrophe et l'écrivain, griffonnant de temps en temps sur le carnet qu'il avait sorti de sa poche, se contentait de répondre par de vagues grognements incompréhensibles aux questions pourtant pertinentes des élèves. Comme s'il n'avait pas vraiment voulu le faire.

- En fait, souffla Léa à Sidonie, je me demande s'il connaît les réponses.

- Ouais ! Et puis tu as vu sa tête, elle ne ressemble pas du tout à celle qui est sur la photo…

On arriva ainsi difficilement à la récréation et chacun entendit sonner la cloche avec un soulagement certain. Dans la cour, aucun enfant ne joua et, formant de petits groupes par-ci, par-là, ils discutèrent avec véhémence. L'attitude de Bernard Lelièvre les décevait tant qu'ils échafaudèrent nombre d'hypothèses pour l'expliquer.

Certains, les plus indulgents, pensaient que l'homme était tellement dans l'histoire qu'il était en train d'écrire en ce moment qu'il ne parvenait pas à en sortir.

D'autres, gavés des reportages qui encombraient les journaux télévisés, supposèrent qu'il s'était drogué et que, encore sous l'effet de la substance illicite, il naviguait dans un monde irréel.

D'autres aussi, les plus futuristes, affirmèrent que Bernard Lelièvre était en fait un androïde dont les réglages laissaient à désirer.

D'autres encore, qui croyaient à la magie, pensaient qu'une sorcière jalouse de son succès lui avait jeté un sort.

D'autres enfin, férus de romans noirs, dirent que l'homme devant eux était l'assassin de Bernard Lelièvre qui l'avait pris en autostop. Il avait profité pour de l'occasion pour trucider l'écrivain et prendre sa place.

Bizarrement, au retour de la récréation, la maîtresse semblait détendue.

- Tu crois qu'il lui a jeté un sort ? demanda Sue à Sam, son voisin.

Le voisin en question, lui, était un des fous d'histoires policières et lui expliqua :

- Mais non ! Il a dévalisé Bernard Lelièvre après l'avoir assassiné. Et puis il a payé la maîtresse pour qu'elle ne le dénonce pas. C'est sa complice maintenant…

Gaëlle allait le contredire pour affirmer que les extraterrestres qui avaient capturé l'écrivain avaient encore quelques problèmes pour réaliser de vrais clones mais la maîtresse ne lui en laissa pas le temps.

- Bon ! Les enfants, il s'agit maintenant d'élaborer le plan de l'histoire que nous allons écrire dans les semaines à venir. Je vous laisse dans les mains de Bernard…

- Bernard ! Elle l'appelle Bernard maintenant. Mais qu'est-ce qu'il lui a fait boire pendant la récréation ?

Bernard Lelièvre venait de remettre sa perruque et sa fausse barbichette. Il expliqua :

- Vous comprenez, j'aime la discrétion et, mon éditeur exigeant une photo en quatrième de couverture de mes livres, je lui en ai donné une affublé de ces postiches. Ensuite, comme je souhaitais vous faire inventer une histoire originale, j'ai aiguillonné votre imagination en adoptant une attitude bizarre et, finalement, vous avez élaboré le plan sans même vous en apercevoir.

Et il posa son carnet sur l'épiscope. La page apparut sur le tableau blanc. Les enfants découvrirent avec stupeur que Bernard Lelièvre avait consigné là tout ce qui s'était passé depuis le début de la matinée. L'histoire était claire, limpide et serait amusante. Il ne leur restait plus qu'à l'écrire.

Histoire écrite pour le compte de la Fédération des Oeuvres Laïques du Loiret dans le cadre du Plan Local d'Education Artistique d'Orléans - Avril 2003

© Philippe Barbeau 2009