La camionnette tournait au coin de la rue. Un passant lui jeta un œil distrait et lut :

K. Phare
Installation de chauffe-eau
22, rue du Robinet-qui-goutte
86999 Sagrouille-lès-Baistiols

 

- Un bien brave homme, cet installateur ! constata le propriétaire de la maison qu’elle venait de quitter. Nous poser un chauffe-eau un dimanche matin…
- Oui ! reconnut sa femme. Il connaît son métier… et puis, il nous a tout fourni gratuitement.
- On a eu raison de répondre à l’annonce dans le journal. Maintenant, on a un chauffe-eau neuf et on va enfin profiter d’eau chaude autant qu’on veut.
La femme entra dans la maison et hurla :
- P’tit Lulu ! Viens prendre ta douche. On a de l’eau chaude maintenant.
Mais P’tit Lulu semblait soudain avoir de très sérieuses occupations dans sa chambre, occupations qui l’empêchaient de descendre.
- Bon ! dit la mère. Puisque c’est ça, je vais le chercher.
Le père ne se préoccupa pas de ce litige. Il avait beaucoup plus important à faire : la vaisselle.

Ce n’était pas un spécialiste de la chose mais l’installateur avait affirmé que le lave-vaisselle maintenant alimenté en eau chaude serait d’une efficacité absolue.
Alors, d’un geste grave rappelant celui de l’homme qui envoya la première fusée en l’air, il appuya sur le bouton.

La machine brinquebala, souffla, gicla, se gargarisa puis, soudain, émit un hurlement avant de se mettre en route dans un bruit de tornade. La bête était lancée. Un véritable cyclone semblait maintenant régner à l’intérieur et, perplexe, le père se demanda s’il n’allait pas provoquer la perte irrémédiable de la vaisselle familiale. Il guettait d’une oreille inquiète les éventuels bruits d’assiette et de verre brisés mais rien de tel ne se produisit et, bientôt, la machine s’arrêta en poussant comme un soupir de soulagement.

Le père souffla de même, ouvrit la porte et grimaça quelque peu. La vapeur d’eau résiduelle qui venait de s’échapper de l’appareil présentait une curieuse odeur. Il ne s’attarda cependant pas à ce détail et observa la vaisselle sèche d’un œil connaisseur.
- Formidable ! s’exclama-t-il.

Et il se tourna vers sa femme qui venait d’arriver, épuisée par une difficile négociation avec P’tit Lulu à qui elle n’avait réussi à arracher qu’une vague promesse de douche avant de partir à la messe.
- Regarde ! Tu as vu la vaisselle que je viens de faire. Superbe ! Y a pas d’autre mot : superbe !
- M’oui ! Pas mal !

Et la mère se dirigea aussitôt vers la porte de la salle d’eau où elle allait pénétrer quand sa fille – une plantureuse demoiselle de seize ans qui avait pour l’instant les cheveux violets et les lèvres noires – lui grilla la priorité.

- Excuse M’man, mais je suis pressée. Un copain doit venir me chercher tout à l’heure. Je me fais belle et je te laisse la place.
- Eh ben, grommela le père entre ses dents, risque d’y en avoir pour un moment.
Il n’avait pas la même conception de la beauté que sa fille mais, en disant cela, il n’imaginait pas combien il faisait preuve de prémonition.
La mère s’effaça, docile, et grinça, engageante comme une porte de prison :
- Bon ! puisque c’est ça, je vais laver la voiture.
- Voilà une sage décision, se réjouit le père. Je me disais aussi qu’elle commençait à en avoir besoin. Fais bien attention de pas rayer la peinture. Pendant ce temps, moi, je vais faire mon tour de vélo avec les copains du club cyclo. Je sens qu’on va encore finir la sortie autour d’un apéro.

Et, la jambe légère, il enfourcha sa machine pour disparaître au coin de la rue.
- Tiens ! constata-t-il, surpris. La camionnette de l’installateur est garée là. Il est pas allé bien loin pour trouver un autre client.

S’il avait regardé avec attention, il aurait vu l’installateur en question au volant de son véhicule, comme s’il attendait calmement quelque chose …

Pendant ce temps, la mère avait rempli un seau d’eau chaude et, gantée de caoutchouc jusqu’aux coudes, elle s’était mise en devoir de nettoyer la voiture.
- Fiuuu ! s’étonna-t-elle bientôt. Cette eau chaude sent une drôle d’odeur mais elle est extraordinaire. L’installateur ne nous avait pas menti. Elle a un formidable pouvoir détergent.

Ainsi, la voiture étincela au soleil en moins d’un quart d’heure et, satisfaite, la mère versa le seau d’eau sale dans l’égout. Elle partit ensuite inviter P’tit Lulu à prendre sa douche.

- Je peux pas ! répondit celui-ci. La frangine prend encore la sienne.
Et c’est vrai que l’eau coulait toujours.
« Bah ! Normal, pensa la mère. Elle profite de l’eau chaude. »
Elle remplit alors un baquet et courut après le chien qui ne semblait pas décidé à se laisser faire. Elle ne parvint à l’attraper qu’après une poursuite digne des plus grandes chasses à courre. Seules différences : elle était la meute et le chien tenait le rôle du cerf.
- Ah ! Ah ! Ah ! Je te tiens mon coco et tu vas prendre ton bain vite fait. Faut que tu profites toi aussi de ce chauffe-eau…

Elle l’empoigna à bras le corps et, juste comme elle le jetait dans le baquet, le téléphone sonna. Elle ne le regarda donc même pas atterrir dans l’eau chaude et se précipita sur le combiné.

Un quart d’heure plus tard, elle revint vers le baquet pour constater que le chien ne s’y trouvait plus.
- Allons bon ! grogna-t-elle, gênée en plus par l’odeur que l’eau dégageait. Tu as filé mais t’inquiète pas mon coco, je vais te retrouver vite fait.

Et elle observa les alentours, les mains sur les hanches. Elle aurait mieux fait de s’intéresser au baquet où une petite bestiole marron grande comme l’ongle s’agrippait aux parois pour sortir de l’eau.

Elle fouilla maison et jardin mais dût bientôt se rendre à l’évidence : le chien avait disparu.

- Tant pis ! finit-elle par bougonner. Quand il rentrera, je lui ferai prendre son bain dans l’eau froide !
Et elle regagna la maison.

Apparemment, sa fille prenait toujours sa douche car l’eau coulait encore. Elle s’approcha quand même de la salle d’eau et frappa à la porte. Pas de réponse. Elle recommença sans davantage de résultat. Alors, après une troisième frappe infructueuse, elle tourna la poignée.

« Elle ne pousse jamais le verrou ! » se dit-elle avant de constater que, si l’eau coulait toujours en dégageant la même curieuse odeur, l’adolescente n’était plus là. Pire : la bouteille de shampoing gisait sur le carrelage de faïence et le gant bouchait partiellement l’évacuation d’eau.

- Quand même ! Elle aurait pu faire attention à tout ça avant de partir. Elle a dû constater qu’elle était en retard…

Elle faillit aller chercher P’tit Lulu puis elle se ravisa. Il valait peut- être mieux qu’elle passe avant lui. L’animal était capable de détraquer le chauffe-eau pour ne pas prendre sa douche. Elle achevait de se déshabiller quand elle aperçut une bestiole marron grande comme un ongle dans un coin de la douche.

- Bah ! fit-elle, dégoûtée. Un cafard !

Surmontant son écœurement, elle prit un papier, ramassa la bestiole avec et jeta le tout dans la poubelle. Elle se glissa ensuite dans la douche, régla le mélangeur puis ouvrit les robinets.

Le père revint peu après de sa sortie vélo. Ruisselant de sueur, il s’approcha de la salle de bain, colla son oreille contre la porte. L’eau coulait.

Il attendit calmement un bon quart d’heure puis, perdant patience, il frappa. Devant l’absence de réponse, il tourna la poignée et constata que le verrou n’était pas tiré.
La douche était vide mais l’eau coulait toujours en dégageant une odeur bizarre. Sur le sol, bouteille de shampoing renversée et gant de toilette obstruant en partie l’évacuation d’eau.

 

 

Il ronchonna après sa femme qui aurait pu remettre un peu d’ordre et couper l’eau avant de monter s’habiller dans la chambre puis il se dévêtit et entra dans la douche sans même remarquer le cafard qui se terrait dans un coin.

P’tit Lulu passa devant la porte de la salle de bain quelques minutes plus tard. Satisfait, il esquissa un sourire puis hurla alors que, de l’autre côté, l’eau coulait toujours :- Je vais à la messe !

Il aperçut soudain un cafard qui se glissait sous le battant. D’un pied sadique, il écrasa lentement la bestiole puis, satisfait d’aller à la messe sans avoir pris sa douche, il quitta la maison.

La camionnette revint à son point de départ dès que P’tit Lulu l’eut dépassée. L’installateur démonta le chauffe-eau, le remit dans sa camionnette puis il ramassa trois cafards : un sur les parois du baquet, un dans la poubelle de la salle d’eau et un dans la douche.

Il regagna ensuite sa camionnette et, mettant le moteur en route, ne put s’empêcher de penser :

« Dommage que le gamin en ait écrasé un… et puis, j’aurais aimé l’avoir lui aussi. »
Fataliste, il se dit alors que ça ne pouvait pas marcher parfaitement à tous les coups.

Philippe Barbeau

© Philippe Barbeau 2009