Les enfants étaient montés dans le bus un peu inquiets.
Pourtant, ils avaient l'habitude de se lancer dans de drôles d'aventures avec cette maîtresse. Bien sûr, les parents connaissaient d'autres méthodes, celles qu'ils avaient toujours connues avec ce maître qui venait de prendre sa retraite après avoir travaillé toute sa carrière à l'école du village. Ils n'avaient pas osé protester auprès de l'enseignante mais les ragots avaient filé bon train les premières semaines de classe. La maîtresse en avait certainement eu quelques échos car elle avait organisé une réunion avec eux. Ils en étaient revenus souriants et, depuis, ils ne cessaient d'assurer à longueur de journée :
- Faut lui faire confiance ! Peut-être que c'est une magicienne…
L'école avait peu à peu pris de nouvelles couleurs et, pour les enfants, apprendre était devenu un vrai plaisir. Bien sûr, ils travaillaient, ils travaillaient même beaucoup plus qu'autrefois, mais ils y mettaient tout leur cœur et avaient sans cesse soif d'en savoir davantage.
Seulement, ce matin, ils étaient un peu inquiets. La maîtresse affichait un drôle de sourire quand ils étaient entrés en classe. Elle souriait tout le temps, d'accord, mais là, son sourire était vraiment étrange. Le genre de truc qu'on affiche quand on s'apprête à jouer un bon tour à des amis. Elle n'avait évidemment rien dit à ses élèves. C'était sa manière de faire. Elle ne leur disait jamais rien avant, ou du moins le strict minimum. Pour que la surprise soit encore plus grande. Pour que le bonheur soit au rendez-vous. Et puis le bus était arrivé.
- Aujourd'hui, annonça la maîtresse en les invitant à revêtir leur manteau, nous allons prendre une citadelle d'assaut.
Ah ! Elle aurait mieux fait de ne pas parler. Toujours très calme, elle n'était pas du genre guerrier. Les enfants se posèrent encore plus de questions mais ne trouvèrent pas davantage de réponses. Ils crurent deviner où la maîtresse souhaitait les emmener lorsque le bus prit la direction de Blaye.
- A Blaye, y a une citadelle !
C'était donc ça ! La maîtresse voulait leur faire comprendre comment les gens du dix-huitième siècle s'y prenaient pour défendre leur territoire. Kévin se frotta les mains et jubila :
- Ouais ! On va apprendre à faire la guerre…
D'autres garçons et la plupart des filles se réjouissaient moins. Certains grimaçaient même.
Effectivement, le bus gagna Blaye et se gara sur le parking, en bas de la citadelle, à proximité de la Gironde. Les élèves commencèrent par s'intéresser à la manœuvre du bac qui accostait mais la maîtresse les rameuta aussi vite :
- Par ici, s'il vous plaît ! Cette page ne nous intéresse pas. Nous avons d'autres choses à faire…
" Cette page ne nous intéresse pas ! " Il y avait sans doute là un élément de réponse aux interrogations des enfants. La maîtresse adorait jouer avec les mots et elle semait souvent des indices dans ses propos. Dorothée ronchonna. La maîtresse l'enlaça d'un bras affectueux et, l'entraînant vers la citadelle, elle lui conseilla :
- Allons ! Ne fais pas ton mauvais caractère…
Le groupe entama le tour de la citadelle, à la recherche d'une porte d'entrée. Etrangement, ils n'en trouvèrent pas et, une bonne demi-heure plus tard, ils durent se rendre à l'évidence : il n'y avait plus d'entrée.
- Incroyable ! s'exclama Jade. Les attaquants devaient passer par-dessus les murs mais ceux qui l'occupaient habituellement, comment ils faisaient ?…
- Peut-être existe-t-il des passages secrets… lança la maîtresse, énigmatique. Il faut parfois être dans les papiers pour découvrir les trésors cachés…
- Là ! jubila Mouloud. Un papier !
Il se précipita vers la petite feuille blanche qui frémissait sous la caresse du vent. Il la ramassa d'un geste fébrile et la regarda attentivement.
- Y a quelque chose d'écrit dessus… On… On dirait le début d'une histoire…
Il n'aimait pas lire, comme la plupart des élèves de cette classe, mais il céda à la curiosité. Il déchiffra quelques lignes puis avoua d'une voix presque inaudible :
- Eh, ça a l'air intéressant…
Une porte s'ouvrit alors dans la muraille, un pont s'élança au-dessus du fossé et vint se poser juste à ses pieds. Des mots, des phrases, des paragraphes, une histoire se développait devant lui, sur les planches du pont. Il la lut, passa le fossé et entra dans la citadelle. Porte et pont disparurent dès que l'ombre intérieure l'absorba.
- Où il est passé ? demandèrent en chœur plusieurs enfants.
- Il est entré dans l'histoire, constata la maîtresse. Peut-être pourriez-vous faire comme lui si vous trouviez vos propres papiers…
- J'en vois un là-bas ! s'exclama Jade.
Quelques minutes plus tard, elle entrait à son tour dans la citadelle, bientôt imitée par les autres élèves, même ceux qui rechignaient le plus à lire et que la maîtresse aida de bonne grâce.
Dans le bus, sur le chemin du retour, l'ambiance était euphorique.
- Ouais ! C'était chouette, dans la citadelle. Les histoires étaient drôlement bien.
- J'aurais jamais cru qu'on pouvait être si heureux avec un livre.
- Et tu as vu comme ils étaient beaux, ces livres !
- Des vrais trésors !
- Les histoires étaient super bien !
- Et les illustrations ! Tu as vu les illustrations ?
La maîtresse se délectait. Elle avait vraiment l'impression d'être utile, d'ouvrir les enfants à la vie et, lorsque le bus s'arrêta devant l'école, elle leur déclara :
- Demain, nous irons à la bibliothèque. Vous verrez, ce sera une citadelle beaucoup plus facile à prendre que celle de Blaye… et plus nous la fréquenterons, plus nous découvrirons facilement ses trésors…
Un immense cri de joie ponctua ces derniers mots.
Philippe Barbeau
Histoire écrite pour le compte de La Maison des Ecrivains dans le cadre des rencontres autour du salon du livre de Blaye (Décembre 2004)
© Philippe Barbeau 2009