LES LIENS DU SANG

 

Il était 2 fois… Papa et son receveur…

Il était 2 fois… Papa et moi…

Il était 2 fois… mon receveur et moi…

Cette histoire commença bien avant ma naissance mais, en février 1960, j'y trouvais ma place.

Depuis toujours, Papa, ouvrier maçon, et Maman, mère au foyer, s'occupaient de leurs neuf enfants avec autant d'enthousiasme que de tendresse et donnaient aux autres tout ce que leurs modestes moyens leur permettaient. A commencer par leur sang.

Ce jour de février 1960, donc, un glacial vent du nord balayait la Beauce. Recroquevillés sur les branches squelettiques des rares arbres, la plupart des oiseaux se serraient les uns contre les autres. Seuls quelques corbeaux déployaient leurs ailes comme de sinistres oriflammes et soulignaient les bourrasques de leurs lugubres silhouettes.

En provenance de Blois, une antique 202 canadienne grenat s'apprêtait à plonger dans la vallée du Loir. Bringuebalante. Ferraillante. Obstinée. C'était la première voiture de la famille, surnommée " la rougeole ", à cause de sa couleur mais aussi parce qu'elle était arrivée à la maison alors que cette maladie me clouait au lit. Moi, le petit dernier. Jean-Pierre, mon frère, le sixième de la famille, cramponnait le volant et se battait contre le vent, les irrégularités de la route et les velléités d'indépendance de la guimbarde. Papa était assis à côté de lui. Je me tenais derrière, avec Maman, entre Pat et Lionel, mes deux neveux à peine plus jeunes que moi, mes presque frères.

Il faisait aussi froid dehors que dans la bagnole dépourvue de chauffage. Pourtant, nous avions chaud au cœur. Les enfants, parce que nous étions ensemble. Les adultes, parce que Papa allait voir sa générosité récompensée, une récompense qui semble dérisoire à certains aujourd'hui mais qui, pour eux, représentait beaucoup.

Nombre de voitures étaient déjà garées devant la salle des fêtes quand la 202 s'immobilisa.

Ce jour-là se tenait l'assemblée générale de l'association des donneurs de sang et Papa serait à l'honneur. Je le savais. Mes parents avaient parlé de cet évènement devant moi, mais, perdu dans les contrées égoïstes de l'enfance, je n'en mesurais pas l'importance et ne pensais qu'à moi. Il n'y aurait pas eu Pat et Lionel, je serais allé à cette réunion la mort dans l'âme.

Plusieurs de mes frères, ma sœur, les conjoints de ceux déjà mariés et des amis nous attendaient. L'association des donneurs de sang était une grande famille qu'on retrouvait régulièrement, en particulier lors du voyage annuel qu'elle organisait. On s'installa au cinquième rang dans un sympathique brouhaha. Les membres du bureau et les notables gagnèrent l'estrade. Le silence inonda la salle. Les discours dégoulinèrent alors, longs chapelets de mots vides pour moi, au détestable goût d'ennui. Je serais bien allé batifoler avec mes neveux, mais je devais rester sage, faire honneur à mes parents dont la pauvreté n'autorisait pas leurs gosses à se montrer mal élevés. Surtout pas !

Une vieille dame vêtue de noir se leva enfin sur l'estrade. Un frémissement parcourut mes proches et me sortit de ma torpeur. La dame appela Papa qui la rejoignit. Elle vanta ses mérites, annonça le nombre de ses dons puis lui accrocha quelque chose à la boutonnière. Je devinai la fierté de Maman quand les applaudissements retentirent, une fierté qui, pourtant, m'effleura à peine.

Si j'avais évidemment entendu Papa évoquer le don du sang, je ne l'avais jamais vu y participer et encore moins saisi le prix qu'il y attachait. J'aurais pu lui demander ce que c'était, mais je ne parlais pas avec lui. J'ignorais le lien qui nous unirait plus tard. Je laissais passer ma chance et me tissais ainsi une toile de regret. En toute innocence.

L'année suivante, un camion faucha Papa alors qu'il rentrait du travail à vélo. Il survécut mais, grièvement blessé à la tête, il revint très diminué. Finalement, un cancer l'acheva le 31 mars 1966. Il avait 61 ans et moi j'en aurais 14 deux mois et demi plus tard.

Les années passèrent. Peu à peu, l'absence pointa le bout de ses feuilles aigres, grandit, développa son amère exubérance. Papa me manqua. Plus le temps filait, plus je mesurais combien j'aurais aimé discuter avec lui, échanger nos points de vue, recevoir ses conseils.

Je devins adulte malgré moi et, un jour, Maman m'offrit quelques photos. Parmi elles, je découvris celle où la dame en noir épinglait l'insigne des donneurs de sang à la boutonnière de Papa. Il la regardait faire, un timide sourire aux lèvres, ses cheveux blancs bien peignés, gauche dans son modeste costume, le col de sa chemise boutonné, sans cravate. Le souvenir me revint.

Je donnais déjà du sang à l'époque, mais ignorais vraiment pourquoi. Peut-être qu'un copain m'avait invité à l'accompagner où qu'il y avait eu une collecte à Cheverny, le village où je commençai ma carrière d'instituteur. C'était bientôt devenu un besoin viscéral, ancré au plus profond de mon cœur, une impérieuse nécessité. Je compris alors d'où venait ce besoin.

Au décès de Maman, j'héritai du diplôme que Papa avait obtenu en 1956, pour son cinquantième don. Papa était O négatif, donneur universel. J'ai affiché ce diplôme dans mon bureau. Il porte le numéro 53.981. Les lettres sont quelque peu effacées, mais il est là, au-dessus de moi, et me rappelle une qualité que Papa porta très haut : le don de soi, le don gratuit, avec la seule volonté d'aider l'autre à reprendre pied dans la vie, à retrouver le sourire.

A présent, chaque fois que je participe à la collecte, chaque fois que l'infirmière pique l'aiguille dans mon bras, qu'elle établit ce lien avec le futur receveur, je mesure cet autre lien qu'elle établit entre Papa et moi, j'imagine celui ou celle qui recevra mon sang et je lui souris.

Texte écrit pour l'Etablissement Français du Sang, à l'occasion de la Journée Mondiale des Donneurs de Sang du 14 juin 2008.

© Philippe Barbeau 2009